Niché entre une profession de foi et un socle d’engagements pris envers nous-mêmes et nos partenaires, le manifeste de Design Friction cherche à enraciner le « pourquoi » et le « comment » qui guident notre pratique.

Notre manifeste

Explorer les frictions

Parce que nous relevons et explorons des points de friction observés aujourd’hui, nous avons l’ambition de les mobiliser et de les représenter au mieux afin de questionner les statu quo qui leur sont sous-jacents. Dans cette optique, nous approchons ces frictions — politiques, sociales, culturelles, technologiques, ou légales — à travers une approche certes critique, mais résolument optimiste.

Inspirés par ces frictions, nous prototypons des idées qui se veulent originales et souvent dérangeantes de manière à nourrir le débat public. Ces provotypes — ou prototypes provocants — s’attardent plus particulièrement sur les applications et les implications socioculturelles et sociopolitiques de ce qui est qualifié tour à tour de transitions, de révolutions ou d’innovations.

Dans notre volonté d’investiguer, par le Design Fiction et spéculatif, des problématiques sujettes à la controverse et à l’incertitude, nous avons l’intention de couvrir les angles morts des études prospectives traditionnelles. Il s’agit d’en identifier les zones grises, tabous et oublis, pour construire sur ces creux. De par cette recherche permanente de la friction, nous faisons évoluer notre pratique du design dans une perspective agonistique. Elle se doit à la fois de venir révéler les dépendances et les impensés systémiques derrière les transformations de nos sociétés, mais aussi de venir défier la logique — parfois forcenée, souvent limitée — de « résolution de problèmes centrée-utilisateur » (ou « user-centered problem-solving »), inhérente au design moderne.

Selon nous, les points de frictions d’aujourd’hui et de demain sont autant de précieux atouts pour reconnaître — et faire reconnaître — la nature imparfaite des futurs qui s’offrent à nous. Dès lors, nous voyons en ces frictions une occasion rare et précieuse d’imaginer des scénarios qui embrassent l’ambivalence, la divergence et même l’absurde — à savoir, les ingrédients incontournables de ce qui constitue l’essence de notre présent et de notre à-venir.

Prototyper des mondes

Par notre pratique, nous représentons et matérialisons des visions de mondes possibles. Ces dernières questionnent la notion de « futur souhaitable » et diffèrent de ce qui est attendu pour demain. Ces visions, rendues tangibles par le design (fiction, spéculatif, critique), sont le reflet à peine déformé — mais volontairement extrapolé — de nos réalités actuelles.

À travers des scénarios spéculatifs qui mettent en scène des objets, services et espaces fictionnels — et, par extension, les nouveaux imaginaires qui les habitent — nous fournissons un point de départ à des discussions et des débats quant aux attentes pour l’évolution de nos sociétés et de leurs systèmes.

Ces futurs « entre-deux », oscillant dans des nuances de gris entre utopie et dystopie, prennent place à l’échelle du quotidien. À travers des scénarios de design fiction, nous racontons ce que pourraient être nos vies de tous les jours, en vue de rendre les questionnements accessibles et engageants.

Nous avons une stratégie pour cela : nous détournons les codes de l’infraordinaire — toutes ces choses qui composent de façon plus ou moins visible notre quotidien, allant de la pop-culture à la société de consommation en passant par le langage administratif — afin de proposer des récits ancrés dans le quotidien, aux perspectives qui se veulent « atteignables ».

Nos différents médiums de narration et de prototypage, aussi expérimentaux qu’expérientiels, doivent permettre d’interpeller un public plus large que celui des déjà-convaincus et des déjà-engagés. Ils doivent nous permettre d’aider celles et ceux éloignés — volontairement ou non — des futurs à se projeter et à interagir avec nos scénarios spéculatifs. Enfin, nos modes de représentation de nouveaux horizons doivent également permettre d’adopter une approche holistique grâce à une polyphonie de visions qui croise différents points de vue autour d’un même futur, tous imbriqués dans nos fictions.

Enfin, en intégrant des questionnements critiques au sein de nos prototypes fictionnels, nous cherchons à diffuser ces mondes possibles qui interrogent nos interactions ambivalentes entre cultures, politiques et technologies ; en les abordant à la fois comme des architectures diffuses de contrôle et comme des opportunités d’émancipation.

Documenter les débats

Le fait même de spéculer et de provoquer ne devrait pas être une fin en soi.
Tout comme dans n’importe quel processus de design, nous ressentons le besoin d’agréger les retours argumentés et les réactions spontanées que suscitent nos productions, afin de comprendre ce qu’elles produisent.

C’est pourquoi nous nous efforçons de mener un suivi des discussions déclenchées par nos (design) fictions. Nous incluons, dans nos démarches, des outils et des méthodes pour documenter et cartographier les arguments-clés et les pistes concrètes qui émergent des débats soulevés par la projection. Ces enseignements complètent les spéculations initiales, tel un matériau brut à façonner pour prendre des décisions dès aujourd’hui.

Cette documentation des débats a également pour but d’accompagner l’évolution des sujets abordés à travers le temps : les réactions captées doivent aider à apporter des itérations aux récits précédents et proposer de nouvelles spéculations, pour continuer d’animer et d’enrichir les échanges entre acteurs au fur et à mesure que le fond de la controverse s’affine, tout en se détachant d’une actualité parasite.

Ouvrir les processus

Nous ne croyons pas en une formule magique lorsqu’il s’agit de décrire et, a fortiori, de pratiquer une démarche de Design Fiction. Chaque contexte est toujours plus complexe qu’initialement identifié. Il requiert donc son propre processus, toujours plus évolutif qu’initialement envisagé. Cela étant posé, nous expérimentons et documentons de nouveaux processus et partis-pris « faits maison » pour les ouvrir à la réutilisation et à la critique, autant que peut se faire.

Plus spécifiquement, nous aspirons à renforcer et démocratiser la mobilisation des approches et postures du Design Fiction et du design spéculatif par la production de kits d’outils et le partage de connaissances méthodologiques. Cette mise à disposition de ressources — ouvertes au plus grand nombre — doit encourager la réflexion prospective autour de sujets structurant le débat public, tout comme l’exploration de curiosités qui échapperaient aux radars.

Dans ce même ordre d’idée, nous cherchons également à ouvrir les sources de nos travaux, que cela concerne le déroulé de nos explorations ou les résultats de ces dernières. À ce titre, nous pensons qu’il est souhaitable de développer la capacité de chacune et chacun à construire sa propre vision pour demain, en l’aidant à repartir de nos scénarios et de nos outils. Autrement dit, il nous incombe de mettre à disposition ce qui serait nécessaire pour créer des futurs alternatifs à nos visions alternatives.

Rechercher des coopérations

Nous pensons que les approches pluridisciplinaires qui nourrissent notre pratique du Design Fiction sont un précieux garde-fou à nos spéculations. Elles sont le socle rigoureux aux récits qui racontent demain sans oublier les réalités d’aujourd’hui.

Que ce soit pour une exploration des futurs ou le développement d’un outil spéculactif, nous souhaitons pouvoir croiser une diversité d’opinions, d’expertises et d’expériences ; qui doivent secouer nos propres croyances méthodologiques et éprouver nos visions du monde.

Nous pensons que ces frictions « épistémologiques » deviennent d’autant plus fascinantes lorsqu’elles sont finalement « augmentées » par le croisement de différentes cultures. Pour cela, nous nous attachons à intégrer des outils de design-ethnographie, taillés sur mesure selon les sujets et contextes, à nos démarches, afin d’ancrer notre pratique spéculative dans les réels des communautés et des organisations.

Au-delà des coopérations continues avec des experts thématiques, notre studio Design Friction se définit également par sa volonté de stimuler la contribution d’un large spectre de parties prenantes ; en cherchant plus particulièrement à inclure ces publics dits invisibles, trop souvent oubliés et/ou écartés. Nous pensons, en effet, que le Design Fiction, le design spéculatif et le design critique peuvent être des vecteurs de médiation et d’inclusion à même d’élargir la contribution à des débats qui nous concernent toutes et tous puisqu’ils touchent à notre devenir.

Célébrer la réflexivité

Le cheminement de notre studio Design Friction peut, enfin, être perçu comme un journal réflexif. Nous partageons nos réflexions vis-à-vis de la pratique du design — fiction, mais pas que — dans les domaines de l’innovation et de la transformation — du champ public comme du secteur privé — à travers un prisme critique.

Nous faisons nôtre le principe selon lequel le Design Fiction et le design spéculatif se veulent, avant tout, des pratiques et des postures qui invitent à réfléchir de manière critique aux croyances, imaginaires et idéologies influençant les choix de nos sociétés ; ces dernières fussent-elles entendues au sens économique ou sociologique du terme. Dans une certaine mise en abyme, autant s’appliquer ces préceptes critiques à soi-même !

Ainsi, nous portons un regard critique sur le Design Fiction en lui-même et ses composantes. Nous passons en revue les opportunités, comme les limites et les paradoxes dont cette approche est pétrie. S’agissant d’un point de friction intrinsèque à la pratique, nous prêtons une attention particulière aux responsabilités et aux questions éthiques qui incombent aux designers abordant des thèmes complexes ou sensibles, qui plus est à travers des méthodes et des postures faillibles, comme peut l’être le Design Fiction ou spéculatif.

Parce que nous cherchons un équilibre entre une prise de recul salutaire et des enseignements actionnables, nous nous astreignons à compiler des retours d’expérience portant sur nos hypothèses méthodologiques et nos projets bien concrets. Cette documentation (auto-)critique se fait à la lumière d’un intérêt particulier porté aux difficultés et/ou aux débats que nous avons eus — en interne comme avec nos clients et partenaires — durant nos expérimentations ou nos accompagnements.

Nous pensons que ce n’est qu’en reconnaissant ses contradictions, ses ambiguïtés et ses défis que la pratique du Design Fiction et spéculatif pourra tendre vers la concrétisation de ses promesses.

Design Friction, rédigé en octobre 2014, clarifié en janvier 2025.