Pour le Festival de l’Information Locale (2021)
Une keynote-fiction présentée à l’occasion du FIL 2021, l’occasion d’esquisser quelques pistes de futurs possibles pour les médias d’information locale. Entre pitch et retour d’expérience, la keynote-fiction revenait sur trois projets développés par Infovatio, une coopérative qui accompagne les médias locaux dans leurs stratégies et innovations de rupture.
La keynote-fiction s’est conclue sur un retour d’expérience (non-fictionnel cette fois) autour des apports de l'approche du design fiction à la transformation de l'information, ainsi que sur la présentation du kit ludique Avance Rapide, pour se projeter dans les futurs de son média.
Bonjour à toutes et tous,
Je suis Bastien Kerspern, Chief Disruption Officer chez Infovatio. Aujourd’hui, je souhaitais vous proposer un retour d’expérience sur comment innover dans les médias en 2030 !
Avant de commencer, un petit mot sur Infovatio : nous sommes une coopérative dédiée à l’innovation de rupture dans les médias. Nous travaillons plus particulièrement avec les médias d’information locale en France et en Europe.
Depuis 2022, nous n’avons qu’un seul mot d’ordre : faire en sorte que les médias devancent l’actualité et leurs propres futurs !
Si j’évoque la date de 2022, ce n’est pas tout à fait innocent.
J’imagine que vous vous souvenez toutes et tous du séisme électoral de 2022 et du choc politique qui en a découlé, tant c’est encore présent dans les mémoires. Une véritable crise de la confiance, en partie héritée des de la pandémie de Covid-19, qui s’est transformée en instabilité et politique.
C’est une période qui a été marquée par un impératif de réinvention complète pour les médias locaux comme nationaux.
Chez Infovatio, nous nous sommes inscrits au cœur de cette réinvention suite au choc de 2022. Nous avons autant été les témoins privilégiés que les acteurs de transformations durables.
Je vous propose de revenir sur trois défis que des médias d’information ont eu à relever et trois innovations que nous avons apportées :
- Le pari d’un modèle économique radical pour un média local, mais d’envergure nationale,
- Le choix d’une ligne éditoriale inattendue et à contre-courant de ce qu’on attend d’un média,
- Et enfin le développement d’une stratégie de résilience pour une information qui fait face aux crises écologiques et environnementales.
Premier cas, le développement d’un modèle économique radical pour le compte du journal Le Parisien.
Nous sommes en 2023 et c’est un moment particulier pour nous, car c’est le premier projet d’ampleur pour Infovatio !
Lorsque nous avons commencé à travailler avec les équipes du Parisien, le constat était amer :
Ils faisaient face à l’absence d’une audience chez les publics en dessous de la trentaine. Le média était aussi en perte de vitesse, avec une importante et constante perte de revenus depuis le choc de 2022.
Nous avons commencé à réfléchir avec notre client pour faire le choix du ludique. La solution a été d’imaginer un spin-off : un service de pari en ligne sur l’actualité !
Nous nous sommes inspirés de la tradition des bookmakers britanniques pour développer ce concept. L’objectif était d’avoir une sorte de service parallèle, avec un modèle économique indépendant et autonome, mais qui soit capable de s’imbriquer avec les activités plus traditionnelles de rédaction et d’information du Parisien.
Nous avons donc imaginé Le Pari, by Le Parisien, une plateforme pour parier sur l’actualité.
Pour cela, nous avons largement repris les codes culturels établis depuis presque 10 ans par les plateformes de pari en ligne à succès comme Winamax ou Betclic. L’idée était de proposer une manière différente de s’intéresser ou de se réintéresser à l’actualité.
Si on y regarde de plus près, la vie de la société française est pleine de rebondissements et on peut y voir de nombreuses occasions de parier. Et ce même sur des actualités au potentiel insoupçonné, comme une décision attendue du Conseil Constitutionnel.
Que ce soit un déplacement présidentiel, une manifestation, ou une réforme à venir, toutes les occasions sont bonnes pour parier sur le fait qu’un événement se produise ou se déroule de telle manière.
Vous le voyez sur les captures d’écrans, on peut sélectionner l’actualité ou l'événement sur lequel on souhaite parier et préciser sa mise. Ce qui est plus intéressant, c’est la partie “Affiner son pari” en bas de l’écran de droite. C’est cette fonctionnalité qui fait le lien avec les activités plus classiques du Parisien comme média : on peut acheter un accès à un article de presse exclusif rédigé par le Parisien pour affiner son pronostic et sa mise, en bon parieur !
Le Pari, c’est vraiment un pivot dans la stratégie du Parisien, qui leur a permis de collecter des données sur la perception par la population française de certaines actualités ou transformations de la société. On parle ici de données précieuses pour une cartographie sensible de l’opinion, ce qui ouvre d’autres perspectives de business.
Côté résultats, les chiffres parlent d’eux-mêmes, une forte conquête d’un lectorat jusque-là absent. On le voit, aujourd’hui, on est à 85% de part de marché sur les 18-32 ans.
C’est aussi une opération rentable, avec un flux de revenus complémentaires de 152 millions d’euros au cours de la période sur laquelle nous avons accompagné le Parisien ; revenus qui ont pu être réinjectés dans l’activité rédactionnelle principale.
Second cas que je souhaitais aborder avec vous, le choix d’une ligne éditoriale inattendue, avec un projet nommé l’Uchronique pour Outre-France ; la revue bi-hebdo dédiée aux petites et grandes histoires des Outre-Mers.
Cette fois, nous sommes en 2026/2027 et Outre-France cherche à se lancer et nous contacte à cette occasion.
Ici aussi, un contexte compliqué pour se lancer :
Il y a alors un fort désintérêt pour l’actualité ultramarine localement et en métropole, ce qui laisse le champ libre à des médias alternatifs pourvoyeurs de fake news. L’opinion publique des territoires d’Outre-Mer est donc sous la pression des fake news.
Pour y répondre, avec Outre-France, nous faisons le choix audacieux du contrepied. Si le public apprécie les faits alternatifs et les autres versions de l’histoire, alors allons-y !
Nous proposons à Outre-France de construire une ligne éditoriale uniquement axée sur l’uchronie : raconter ce qui aurait pu se passer plutôt que ce qu’il s’est réellement passé. Un exemple emblématique de l’uchronie est “Et si les Nazis avaient gagné la Seconde Guerre mondiale…”.
“Et si…” est la formule-clé, que l’on retrouve dans l’amorce provoc’ d’Outre-France :
Le média qui pose la seule question qui importe vraiment “Et si…”.
On est sur une réécriture assumée de l’histoire et de l’actualité, qui part d’un fait avéré et le change pour raconter ce qui aurait pu se produire. On vient d’ailleurs surfer sur un genre très en vogue sur les réseaux sociaux, et YouTube notamment.
Il faut le voir comme un nouveau traitement de l’information, qu’on pourrait qualifier de “contre-factuel”, qui permet en creux de décrypter l'importance de certains événements ou le rôle de certains acteurs pour une actualité donnée.
Si vous n’êtes pas familier des publications d’Outre-France, je vous remets ici quelques titres d’articles ayant contribué à la renommée du média, dont la Une emblématique du magazine, qui a fait exploser sa réputation ; sans mauvais jeu de mots.
Comme dans le cas de l’affaire PolyLeaks, Outre-France joue la carte de la fiction spéculative, mettant en récit les transformations actuelles et possibles des territoires d’Outre-Mer.
Une particularité de cette approche est de ne pas tout raconter et de faire appel à l’imagination des lecteurs. Ces derniers peuvent contribuer à la rédaction de la revue, en soumettant leurs propres récits, relayés dans un espace dédié au sein de la publication. C’est un super levier pour faire en sorte que les lecteurs se réapproprient l’actualité.
Attention cependant, tout ce qui est raconté par Outre-France ne tient pas de la pure fantaisie. Derrière chaque numéro, il y a un travail rigoureux de journalistes, mais aussi d’historiens et de sociologues pour étoffer et ancrer les récits alternatifs. Spéculer oui, mais de manière cohérente et plausible !
On le voit, le succès est au rendez-vous !
Ce qui est intéressant, c’est que ce traitement unique de l’information dépasse les territoires d’Outre-Mer et cartonne en France Métropolitaine. Un bon moyen de contribuer à éclairer l’actualité de territoires trop souvent négligés par les grands médias nationaux.
À titre plus personnel, chez Infovatio, nous sommes fiers de la reconnaissance faite à Outre-France, avec de nombreux prix en France et à l’étranger. Nous sommes très heureux d’avoir accompagné ce média dans son lancement et sa réussite !
Pour le troisième et dernier cas, on quitte le domaine de la fiction pour revenir à quelque chose de plus grave, avec la question de la résilience écologique.
C’est un chantier que nous avons lancé en 2029, au côté de France Sud, le grand média régional du Sud de la France.
France Sud est implanté dans une région qui fait face à des catastrophes environnementales à répétition, dues à des événements météorologiques extrêmes. C’est aussi une région qui compose avec des restrictions énergétiques.
Entre des pannes électriques en cascade et des coupures fréquentes du réseau Internet, c’est un territoire sur lequel il est compliqué d’informer. Un contexte que certains d’entre vous vivent sûrement au quotidien !
À cause de toutes ces dégradations climatiques, l’actualité en ligne est devenue intermittente :
La disponibilité et le format de l’information sont conditionnés aux ressources énergétiques à disposition au plan local et national.
Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire une actualité en ligne devenue intermittente ?
La stratégie de résilience construite avec France Sud s’articule autour de l’idée de déployer une version dégradée de sa plateforme numérique d’information, dans une logique low-tech.
L'accès à l’information est conditionné selon la situation. L’interactivité des formats et la disponibilité de certains contenus varient selon les énergies locales à disposition, que ce soit pour faire tourner les serveurs ou même alimenter les objets connectés des lecteurs et journalistes.
Si l’on regarde les captures d’écran, on voit bien la bascule du média en ligne vers une version dégradée et adaptative.
Lorsque tout va bien, tout le monde a accès à la version standard du site Web de France Sud, avec une mise à jour en temps réel des contenus assistée par une intelligence artificielle, des formats augmentés en réalité augmentée ou réalité mixte, des publicités ciblées selon le profil des lecteurs.
Mais lorsque les conditions le demandent, lorsque l’énergie vient à manquer ou que l’accès à Internet devient compliqué, le site Web passe en version dégradée. Toutes les actualités sont condensées sur une seule page, mise à jour en fin de journée. Il n’est plus question de contenus images ou vidéos, pour économiser les énergies et faciliter l’accès. Et surtout, le site bascule sur des serveurs fonctionnant à l’énergie solaire, certes moins performants, mais plus autonomes.
Cette intermittence de l’actualité demande à faire preuve de pédagogie : il est crucial d’expliquer pourquoi l’information n’est pas disponible et quand et comment elle le sera. On le voit sur cet écran d’indisponibilité du média en ligne, pour cause d’arrêté préfectoral limitant les consommations énergétiques. C’est un peu la météo de la disponibilité de l’information !
La stratégie de résilience va au-delà de l’effort de transparence et d’accessibilité du point de vue de l’utilisateur. Elle recouvre aussi les moyens de “faire” de l’actualité, que ce soit les investigations sur le terrain ou les conférences de rédaction. Les coulisses passent aussi en mode dégradé, où l’on fait sans les outils numériques de collaboration, avec un retour à une forme contrainte de slow-news et, on ne va pas se mentir, beaucoup de présentiel.
Pour l’anecdote, d’autres médias ont abordé la double question de la résilience et adaptation écologiques sous un angle encore plus radical. Un média local, NéoSud pour ne pas le citer, a choisi d’empêcher certains appareils numériques d’accéder à leurs contenus en ligne, si l’éco-note de ces appareils est jugée trop mauvaise.
Pour mémoire, l’éco-note est ce dispositif en vigueur depuis 2025, avec une notation qui croise le score d’éco-conception et la consommation énergétique de votre smartphone ou de votre ordinateur.
Quel bilan retirer de cette stratégie d’actualité intermittente ?
Premièrement, réaffirmer la disponibilité de l’information avec un record de 184 jours d’information continue en 2029, contrairement aux 31 jours de Ouest France, par exemple.
Ensuite, il y a la volonté de France Sud de s’inscrire une logique d’exemplarité, dispositif reconnu Responsabilité Énergétique des Entreprises et labellisé par la Région Bas-Sud. Ce qui a leur a permis de bénéficier de nouveaux leviers de financement, mais aussi d’augmenter l’attractivité du groupe pour attirer de nouvelles recrues.
Pour finir, un mot sur notre prochain défi, en guise de teasing. L’an prochain, en 2032, nous accompagnerons l’association citoyenne 70 Millions d’Informés dans sa prochaine campagne.
Vous le savez, la grande réforme des médias a été annoncée pour avril 2033, réforme qui sera marquée par un référendum national sur la révision du statut et du financement des médias d’information en France. De quoi largement rebattre les cartes !
Dans le cadre de cette réforme à venir, nous accompagnons l’association dans le montage d’une campagne de lobbying. Cette action aura pour objectif la mise au vote d’une loi prévoyant l’indexation de la rémunération de chaque article d’un média selon l’impact et l’influence de ce dernier dans l’évolution de la société. L’idée est de rémunérer les articles, et donc les médias, selon leur capacité à secouer le statu quo.
Autrement dit, si l’article conduit à un changement concret dans la société, notamment en lien avec un des nouveaux objectifs du maintien durable promulgués par l’ONU, alors l’article génère une rentrée d’argent. Cette rémunération est déclenchée à partir du moment où il y a un impact, même mineur.
Dans les mois à venir, nous allons travailler avec 70 Millions d’Informés, pour construire un dispositif d’évaluation de l’impact et de l’influence des articles, afin de venir fluidifier ce principe de rémunération indexée sur l’impact.
Pour conclure, de nombreux défis restent à aborder pour la décennie 2030-2040 à venir !
Que ce soit le contexte de post-croissance, la balkanisation toujours plus marquée d’Internet, et même l’abolition de la propriété intellectuelle déjà actées par certains pays européens, les challenges ne manquent pas.
Il y a là de nombreuses incertitudes mâtinées d’une bonne dose de complexité. Mais ce qui est sûr, c’est qu’avec Infovation, nous serons aux côtés des médias pour les aider à faire face.
Merci pour votre attention !
Avance Rapide est un kit ludique qui propose d'explorer les futurs de son média d'information locale.
Imaginé en partenariat avec Ouest Médialab et offert aux participant(e)s de la keynote-fiction, ce jeu invite à s’essayer à l’anticipation critique et réflexive.
Avance Rapide inclut une série de 20 cartes de spéculation pour mettre son média à l’épreuve des transformations et des ruptures que réservent les futurs. Un exercice de projection pour prendre du recul sur aujourd’hui et se préparer à demain.