VIES NUMERIQUES / DIGITAL LIVES
En commun et autogéré
Inspiré par les utopies ZADistes, un mouvement populaire propose une vision du numérique portée par l’autogestion et la mise des données en biens communs.
— Contexte

Pour le LINC, Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL (2020)

Un des scénarios esquissés pour l’exploration prospective et spéculative “Protéger la vie privée en 2030”, dans le cadre du cahier Innovation et Prospective de la CNIL : “Scènes de la vie numérique”. Au cœur des réflexions et des spéculations, la protection de la vie privée et des données personnelles, sous l’angle des usages numériques ordinaires et du poids des inégalités dans le recours aux droits. La démarche a croisé analyse de fragments d’imaginaires et design fiction pour inspirer un triptyque de futurs spéculatifs, discutés et enrichis collectivement en atelier.

— F(r)ictions
Synopsis de ce futur :

Face à un numérique qui se complexifie, avec des acteurs toujours plus monopolistiques et prompts aux abus (sous couvert d’amélioration de nos expériences numériques) ; une surveillance étatique accrue pour des raisons sécuro-sanitaires, les oppositions se structurent et les alternatives se multiplient.

Dans cet univers, en 2030, la société est marquée par la montée en puissance des mouvements auto-gérés et des collectifs de la société civile qui décident de s’appuyer sur les transitions sociétales pour faire du numérique un véritable commun.

Inspirés par les utopies ZADistes, ces mouvements sont prompts à renouveler la déclaration d’indépendance du cyberespace dans nos vies “physiques”, en appliquant ces principes d’autogestion horizontale et de collectif inclusif.

Fragments de f(r)iction :

— Reprendre le contrôle sur nos vies numériques passe dans ce futur par une éducation populaire du/au numérique (digital litteracy), avec des assemblées qui s’organisent en bas des immeubles, dans les squares, dans les foyers d’accueil, pour éduquer aux usages responsables du numérique (se dévoiler juste autant que souhaité, bonne conduite face au harcèlement / mésinformation-désinformation) et aux droits à disposition des utilisateurs. Les associations ne sont plus les seules en première ligne, plusieurs collectifs ayant eu l’idée de détourner les codes de l’économie à la demande (on-demand) pour permettre à chacun.e de se mobiliser en tant qu’aidant numérique, le temps d’un quart d’heure ou d’une journée.

— Des mouvements grassroots se proposent également comme des assistants-vulgarisateurs qui aident les utilisateurs les plus démunis à s’orienter et comprendre des conditions d’utilisation toujours plus obscures. Certains se spécialisent dans un accompagnement “d’usage” pour aider des publics - même néophytes - à trouver les failles ou loopholes qui permettent de s’approprier/détourner les solutions numériques propriétaires. D’autres mouvements, souvent spontanés et s’articulant durant le temps d’une lutte, organisent des manifestations/occupations contre les algorithmes privés qui se substituent au service public, contre la collecte/traitement des données telles des black box.
Ce que ces manifestations ont de remarquable, c’est qu’elles sont apprenantes (“learning occupation”), ouvrant un espace-temps dans la rue, s’inscrivant dans le quotidien pour une véritable pédagogie populaire qui amène à la conscientisation de ces problèmes techno-sociaux.

— Si les espaces en ligne restent encore souvent cadenassés pour toute forme de contestation, la rue est définitivement (re)devenue le territoire des luttes numériques.
On observe des campagnes de legal-guerilla, dont la plus célèbre reste “Affiche tes droits” : un ensemble d’affiches dans un langage simple et direct ; placardées dans les rues et dans les lieux au plus près des publics en situation de vulnérabilité (en entreprise, dans les grandes surfaces, supérettes locales) ainsi que sur les lieux emblématiques du numérique (espaces de coworking, derniers stores dédiés aux outils numériques, mobilier urbain intelligent).
Ces affiches présentent de manière claire et explicite des modes d’emploi et “tactiques” pour faire valoir ses droits, protéger sa vie privée, ou encore utiliser le numérique dans une optique de bien commun.

— La pression populaire fait également évoluer la législation : est formulée une obligation légale d’afficher sur 20% des espaces publicitaires en ligne une information claire et pédagogue sur les droits des utilisateurs / les usages vertueux pour le bien commun ou l’intérêt général. Une initiative qui sera vite détournée à leur profit par les GAFAM et BATX dans une subtile campagne d’ethic-washing.

— La société civile s’organise pour mettre en place une protection sociale du numérique, avec des site-medics (équivalent numérique du street-medic), qui soignent les maux physiques et psychologiques liés à l’utilisation du numérique ; non reconnus par la médecine du travail ou la sécurité sociale traditionnelle.

— Contrairement à ce que leurs détracteurs continuent d’asséner tant bien que mal dans les esprits, ces mouvements populaires ne sont pas des luddites technophobes. Ces derniers se fédèrent derrière une exigence partagée : celle de mettre en place un modèle plus juste. On note l’émergence de coopératives de gestion de données, qui œuvrent pour mettre ces dernières en biens communs. Cela concerne aussi bien les données produites par les membres de la coopérative, que celles rachetées en financement participatif auprès de databrokers pour leur mise en bien commun ou leur suppression (pour éviter qu’elles soient exploitées demain par d’autres “forces du capitalisme de surveillance”, selon le vocabulaire militant).

- Dans ce contexte, plusieurs associations militent pour la reconnaissance des injustices algorithmiques, dénonçant les situations de discrimination et d’inégalités encodées dans les systèmes qui régissent nos vies numériques. Certaines formations militantes ont recours à des actions spectaculaires, avec la tenue de procès symboliques. Dans un esprit de justice restaurative et populaire, sont jugés des algorithmes du quotidien qui ont meurtri ou nuit à une personne ou une communauté.
Loin d’être la justice expéditive et illégitime à laquelle certaines autorités politiques les associent, les échanges qui étayent ces procès sont aussi bien un moment de cathartique qu’une expérience didactique. Cela ne saurait cependant effacer des dérives notables, avec l’agression physique d’individus et d’entreprises ayant produit ou utilisé les algorithmes jugés ici coupables de crime de déshumanité.