VIES NUMERIQUES / DIGITAL LIVES
La balkanisation du numérique
Chaque région du monde dispose de son propre net à l’exception de l’Europe. Les citoyens européens doivent apprendre à naviguer entre les différents réglementations et modes d’utilisation.
— Contexte

Pour le LINC, Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL (2020)

Un des scénarios esquissés pour l’exploration prospective et spéculative “Protéger la vie privée en 2030”, dans le cadre du cahier Innovation et Prospective de la CNIL : “Scènes de la vie numérique”. Au cœur des réflexions et des spéculations, la protection de la vie privée et des données personnelles, sous l’angle des usages numériques ordinaires et du poids des inégalités dans le recours aux droits. La démarche a croisé analyse de fragments d’imaginaires et design fiction pour inspirer un triptyque de futurs spéculatifs, discutés et enrichis collectivement en atelier.

— F(r)ictions
Synopsis de ce futur :

En 2030, le numérique s’est “balkanisé” : il a logiquement suivi la fragmentation du monde et son redécoupage selon des intérêts géopolitiques. L’heure est à des réseaux dits “continentaux” et des solutions “souveraines”, cloîtrés derrière des frontières dématérialisées et qui constituent des espaces numériques pleinement maîtrisés par une coopération entre des États forts et des entreprises régionales du numérique. Les utilisateurs européens se retrouvent pris en étau entre ces différents “nets” souverains et en position de vulnérabilité. Les inégalités d’accès au numérique et aux droits s’en trouvent renforcées, mais aussi redéfinies.

Fragments de f(r)iction :

— L’heure est à une reterritorialisation de l’Internet, des serveurs aux câbles : jamais le net n'a été aussi tangible / physique, à cause des enjeux géopolitiques et géostratégiques et d’une forme de course à la souveraineté, stimulée par des populismes nationalistes de tous horizons. Le monde numérique et connecté se découpe en un ensemble de trois macro-nets, chacun divisé en méso-nets et micro-nets. Il ne s’agit pas tant de poupées russes que de réseaux de différentes tailles et de compositions sociologiques qui s’entrecroisent au sein d’un macro-net.
Chaque macro-net constitue une sphère numérique qui se compose d’acteurs étatiques/privés et d’utilisateurs liés à une doctrine politique et/ou alignée sur une idéologie régionale dominante :

  • Le macro-net russe : regroupant les pays de l’Europe de l’Est et quelques pays d’Asie Mineure / Moyen-Orient.
  • Le macro-net états-unien : isolationniste, mais autorisant un accès quasi intégral aux utilisateurs des pays membres du Five Eyes (l'Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis) et un accès restreint pour les pays d’Amérique du Sud.
  • Le macro-net sino-africain : le plus étendu, regroupant la majeure partie des deux continents les plus peuplés du monde, l’Asie (Centrale et de l’Est) et l’Afrique (Région subsaharienne).

— Chaque macro-net (région dominée par une nation “forte”) est composé de méso-nets (au niveau des pays/coalition de pays), eux-mêmes composés de micro-nets communautaire/d’intérêt (par orientation sexuelle, vue du monde), le tout évoluant en silo et constituant l’apogée du principe de bulle de filtres et d’auto-endoctrinement.
Ce phénomène a été renforcé par la territorialisation des macro-nets et l’avènement du geofencing (accès restreint selon géolocalisation) ainsi que de l’ideofencing (accès restreint selon idéologie ou le partage de valeurs) pour l’ensemble des services en ligne. Le même principe s’est peu à peu inscrit dans les pratiques des utilisateurs qui choisissent ce qu’ils dévoilent de leurs informations/données aux autres membres de leur(s) micro-net(s) et meso-net(s).

— L’Europe n’a pas pris le tournant de ce changement majeur, pétrifiée par ses processus délibératifs et son manque d’investissement dans la construction de “champions numériques” européens. Désormais, la population européenne - dont les Français - doit jongler entre ces trois macro-nets pour accéder à des services numériques. Cela demande de multiplier les forfaits et contrats, les identités, les pattes blanches, rendant la navigation et les usages des plus fastidieux.

Les inégalités techno-sociales se creusent et les utilisateurs européens se trouvent de fait déclassés et en situation de vulnérabilité par rapport aux autres, car ne disposant pas de leur propre macro-net. Des fractures inégalitaires existent au sein même des classes sociales des différents pays ; car il est devenu très compliqué d’exercer ses recours aux droits. En effet chaque macro-net et méso-net dispose de sa propre législation et juridiction, très compliquée d’accès pour des utilisateurs extra-territoriaux.

Les Français disposent cependant d’un atout comparatif inattendu venu de leur héritage colonialiste : la nouvelle lingua franca est bien le français (due à la démographie de l’Afrique subsaharienne). Le macro-net sino-africain étant le plus développé, les services sont bilingues avec une forme de français et de mandarin simplifiés.

— Accéder à un macro-net dont on n’est pas membre géographique n’est pas chose aisée : paiement d’un droit d’entrée ou de douane en “datarrifs” (données personnelles valorisées), obligation de fournir une identification personnelle authentifiée ; à la manière d’un passeport numérique. Pour échapper à toutes ces restrictions, les utilisateurs européens ont de plus en plus recours à des techniques et pratiques grises pour contourner les frontières numériques (obfuscation, faux profils, VPN, etc).
Les migrants géographiques - réfugiés climatiques et politiques - sont les “petits gagnants” de cette balkanisation, car ils disposent de cette expertise particulière de passer les frontières numériques et ont déjà plusieurs identités acquises en navigant sur les différents macro-nets, du fait des connexions ayant ponctué leur périple depuis leur pays d’origine. Ils exploitent au mieux (commercialement ou humanitairement parlant) cet atout auprès des populations européennes, contribuant à renverser un peu le rapport de force ou la situation d’inégalités.

— L’Internet tel qu’on le connaît en 2020 existe toujours, dans une version assez obsolète et rabougrie, connue sous le surnom de Oldnet. C’est un réseau-archive déconnecté du temps réel et de l’instantané. Il est nécessaire de downgrader ou rétrocompatibiliser son matériel pour y accéder. À la manière d’un Second Life en 2020, les plateformes “vestiges” servent de refuges de niche à certains publics et communautés ; mais leur déconnexion des autres macro-net les rendent peu attractives pour la population générale.
Ces espaces oubliés sont peu à peu réinvestis et permettent d’expérimenter un nouveau rapport aux données personnelles et à leur traitement en faisant du terms of service bending (en référence au circuit bending chez les makers), et jouant des interstices de contrat qui ne sont plus mis à jour. On constate également en Europe et surtout en France l’émergence d’un numérique “déconnecté” ; hors des réseaux, ou uniquement fait de ramification ponctuelle et locale.